PRÉFACE

Oublier Rethel

 

J’ignorais l’existence de Rethel lorsque, un soir de septembre 1982, Jean-Claude Pirotte m’apporta sa « Pluie ». La couverture me parut si laide que je crus un instant être la victime d’une plaisanterie pirottienne. Nous parlâmes peu du livre. Pirotte, au contraire de la plupart des écrivains, ne se croit pas obligé d’être l’homme-sandwich de ses œuvres. Sa discrétion est telle que d’aucuns la prennent pour de l’indifférence.

Les heures coulèrent entre alcool, rires et cigarettes. Pleuvait-il alors ? Dehors, je l’ignore ; en nous, certainement ! Nous fîmes assaut de pessimisme et, à ce jeu-là, Pirotte se révéla un redoutable professionnel. Son négativisme ne souffrait d’aucune faille. Vivre, pour Pirotte, ne représente pas une circonstance atténuante. Une paresse, tout au plus. La seule pour laquelle, d’ailleurs, il n’ait pas envie de plaider.

Dès le lendemain, je dévorai les vingt-sept chapitres du roman. Je restituai bien mal ma gueule de bois littéraire dans un article du Monde. Il n’est pas aisé d’écrire sur Pirotte. Avez-vous déjà essayé de narrer une insomnie ? Les mots, même les plus complaisants, sont impuissants à restituer le désordre d’une agonie debout ou accoudée au zinc des mélancolies. Comment Pirotte n’aurait-il pas soif alors que, tout autour de lui, des hommes et des femmes se dessèchent en tournant sur eux-mêmes comme des toupies ?

Pour avoir parfois tenté de dessaler les larmes de celle qui, chaque matin, redevient une inconnue, je ne sais que trop de quels trafics nous sommes capables pour ajouter un misérable post-scriptum aux jours envolés. Pirotte, lui, se comporte comme un greffier narquois. Il nous renvoie, dans ses écrits, à nos dents cariées et à ces rhumatismes de l’âme dont nous nous accommodons avec délectation plus le temps passe entre nos yeux.

Quelques mois plus tard, j’abandonnai mon exemplaire de « La Pluie à Rethel » chez un éditeur bien en presse qui, un temps, songea à investir dans du Pirotte. Une seule visite de l’énergumène dans leurs locaux suffit à les dissuader de venir au secours de l’échec. Le choc fut si rude qu’ils oublièrent de me renvoyer l’ouvrage en question.

Durant l’été 84, on me demanda de visiter André Dhôtel qui publiait un nouveau roman. Quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre qu’il résidait dans un village proche de Rethel ! Ne connaissant rien aux champignons, j’eus quelque mal à établir le contact. Dhôtel me considérait avec la courtoisie distante qui sied à un écrivain recevant un écrivant. J’abattis alors mon seul atout en prononçant le nom de Pirotte. Les heures qui suivirent furent un enchantement. Tout nous ramenait à l’ami Jean-Claude et les caprices du ciel ajoutaient à notre bien-être.

André Dhôtel fut surpris et amusé d’apprendre que je souhaitais me promener dans Rethel avant de reprendre le train pour Paris. Je parcourus les rues de cette ville morte et je compris alors pourquoi Pirotte lui avait fait l’honneur d’un titre. Rethel n’existe pas. Cette cité des Ardennes françaises est un leurre. Un coin de Pologne jeté là pour prouver que nulle part n’est pas une exclusivité polonaise. Je repartis sans savoir si une caserne ou un couvent ajoutaient au désastre ambiant, mais il me sembla avoir mieux saisi la délictueuse démarche de Pirotte.

Les villes, les choses ou les êtres ne sont que des prétextes plus ou moins nécessaires. Derrière tous les visages qu’il grime de mots, c’est le sien que l’écrivain traque désespérément. La chirurgie esthétique appliquée à la littérature n’efface pas les rides. Elle essaie seulement de leur procurer un curriculum vitae. « Ce n’est pas la jeunesse, mais la vieillesse qui n’a pas d’âge », dit Pirotte qui, arc-bouté à ses ricanements, apostrophe sa solitude.

C’est au Beethoven finissant, composant une règle entre les dents pour saisir les notes, que me fait penser Pirotte. Mais, aujourd’hui tout comme hier, la douleur transmutée en beauté n’intéresse pas grand monde. Elle se consomme, à la rigueur. Dans le paysage littéraire contemporain, c’est peu dire que Pirotte n’occupe pas la place qui devrait être la sienne. La faute lui en revient, bien sûr, mais elle ne nous console pas de tant de médiocrités portées au pinacle sous le seul prétexte de leur position médiatique. Les littérateurs français, à l’instar des chiens, se reconnaissent en se reniflant ; et on n’imagine pas Pirotte imposant à sa colonne vertébrale un pareil exercice !

« Sur Rethel, il pleut toujours. » Les années n’ont déposé aucune poussière sur le livre que je viens de relire. Le temps de cette lecture, il m’a même semblé que, moi aussi, je n’avais pas vieilli. Tout comme le narrateur, je n’atteindrai jamais la Hollande et ma débâcle ne sera jamais une retraite de Russie. Quand un roman possède assez de magie pour faire pleuvoir dans le cœur du lecteur, c’est qu’il est entré, malgré l’auteur, en poésie.

Un jour, le plus tard possible j’espère, Jean-Claude Pirotte mangera la littérature par les racines. Alors, il y a urgence à faire circuler les brûlots de cet incorrigible adolescent qui, sur la plage de ses colères, attend que le vent efface jusqu’à la trace de ses écrits. « Cent mille mots rayés nuls », dit-il comme pour conjurer son œuvre. À vous de le démentir !

 

Pierre Drachline